Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale

Faits

Madame Garib est une mère seule avec deux enfants. Depuis 2005, elle habite avec ses deux jeunes enfants dans le quartier de Tarwewijk, à Rotterdam. Début 2007, le propriétaire de son logement lui demande de quitter les lieux car il souhaite le rénover pour son usage personnel. Il propose de lui louer un autre logement, dans le même quartier.

Une loi de 2006 sur les mesures spéciales pour les agglomérations urbaines (Wet bijzondere maatregelen grootstedelijke problematiek) habilite certaines communes à prendre des mesures dans certaines zones classées, notamment à sélectionner les nouveaux résidents en fonction de leurs sources de revenus. Selon le rapport explicatif du projet de loi, l’émergence de concentrations de « populations défavorisées sur le plan socioéconomique » observées dans des zones urbaines déshéritées compromettrait gravement la qualité de vie en raison du chômage, de la pauvreté et de l’exclusion sociale, conjugués aux incivilités, à l’afflux d’immigrants clandestins et à la délinquance. C’est la raison pour laquelle, à Rotterdam, une autorisation de résidence est exigée pour certaines zones qualifiées de ‘hotspot’. Sans cette autorisation il n’est pas possible de conclure un contrat de location.

Madame Garib ne peut cependant obtenir une autorisation de résidence parce qu’elle ne résidait pas encore dans la région métropolitaine de Rotterdam depuis au moins 6 ans à la date du dépôt de la demande. Une dispense est possible pour les personnes qui remplissent la condition relative aux sources de revenus. Or, l’allocation de sécurité sociale de Madame Garib n’y répond pas, raison pour laquelle les autorités communales refusent de lui octroyer l’autorisation, ce qui a comme conséquence qu’elle ne peut signer un contrat de location.

Elle introduit un recours contre cette décision mais sans succès. Son recours et rejetté et le Conseil d’Etat confirme également la décision.

Madame Garib introduit enfin une action auprès de la CEDH. Elle soutient que limiter le choix de son logement est en contradiction avec l’article 2 du Protocole n°4 de la CEDH (droit de choisir librement sa résidence). La Cour conclut le 23 février 2016, à 5 voix contre 2 qu’il n’y a pas de violation de l’article 2.

L’affaire est ensuite renvoyée à la Grande Chambre de la CEDH. De plus, deux institutions belges sont autorisées à intervenir dans la procédure écrite comme tiers intervenants :
– Centre des droits de l’homme de l’UGent
– Equality Law Clinic de l’ULB

Décision

La Cour (Grande Chambre) dit, par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole n°4.

Motivation

Champ d’application de l’affaire portée devant la Cour
Les tiers intervenants demandent à la Cour d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 14 de la CEDH (interdiction de discrimination) combiné avec l’article 2 du Protocole n° 4. Ils estiment que la mesure contribue à la stigmatisation de ceux qui ne remplissent pas le critère de revenus. De ce fait, la mesure entrainerait une discrimination fondée sur la pauvreté ou la position sociale.

Même si ce grief n’est invoqué que pour la première fois devant la Grande Chambre, les tiers intervenants estiment que ce n’est pas un problème. Sur la base de la jurisprudence constante, la Grande Chambre pourrait décider d’examiner le grief sous l’angle de l’article 14 de la CEDH.

La Grande Chambre est d’un autre avis. Elle ne peut pas examiner le grief sous l’angle de l’article 14 de la CEDH, car il s’agit d’un grief nouveau qui a été énoncé devant elle pour la première fois.

Fondement de l’affaire
L’Etat dispose d’une large marge d’appréciation en matière de mesures relevant de sa politique socioéconomique. C’est très certainement le cas en matière de politique de planning urbanistique.

Il n’est pas contesté que les autorités devaient faire quelque chose concernant les problèmes sociaux grandissant dans certaines zones urbaines de Rotterdam. Dans ce sens, les motifs invoqués par le législateur ne sont pas manifestement infondés. Mais selon Madame Garib, le problème réside dans la législation en tant que telle qui impose un fardeau injuste aux personnes percevant des prestations de la sécurité sociale pour tout revenu.

La Cour observe que le système mis en place ne prive personne de logement et ne contraint personne à quitter son habitation. De plus, la mesure n’a de conséquence que sur les personnes qui se sont installées relativement récemment. Les personnes qui résident depuis au moins six ans à Rotterdam ne doivent pas remplir les conditions de sources de revenus. Dans ces conditions, le délai n’apparaît pas excessif aux yeux de la Cour.

Madame Garib argumente que les mesures n’ont pas produit l’effet recherché. Or, la Cour considère que de telles mesures socioéconomiques doivent être appréciés en fonction du contexte de la situation telle qu’elle se présentait aux autorités à l’époque des faits et non pas avec le bénéfice du recul sur celle qui prévalait à une date ultérieure. La Cour note en outre que les autorités ont prolongé les mesures et que d’autres communes du district ont adopté des mesures similaires. La Cour en déduit que les mesures adoptées sont efficaces.

Ensuite, la Cour considère que le législateur a prévu plusieurs garanties :
– l’obligation de s’assurer qu’une offre de logements suffisante demeure à l’échelle locale pour les personnes ne réunissant pas les conditions ouvrant droit à une autorisation de résidence ;
– la limitation de la mesure dans le temps et dans l’espace géographique ;
– la possibilité de déroger des mesures dans les situations dans les cas où leur stricte application se traduirait par des conséquences excessivement dures ;
– la possibilité de soulever une réclamation administrative et de demander un contrôle devant des juridictions du premier et second degré contre le refus d’autorisation de résidence.

Dans ces conditions, la Cour conclut que les autorités nationales ont correctement pris en compte les droits et intérêts des personnes se trouvant dans une situation comme celle de Madame Garib. La Cour admet toutefois que le législateur aurait pu régler la situation autrement. Cependant, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer là-dessus, mais elle doit se limiter à vérifier si le législateur n’a pas outrepassé sa marge d’appréciation.

Après ces considérations générales, la Cour en vient à la situation personnelle de Madame Garib. Nul ne conteste qu’elle ne constitue nullement une menace pour l’ordre public et qu’elle fait preuve de bonne conduite. Or, cette bonne conduite ne peut à elle seule être décisive lorsqu’elle est mise en balance avec l’intérêt public que sert l’application constante d’une politique publique légitime. Il ne suffit pas de se contenter d’indiquer que Madame Garib résidait déjà à Tarwewijk lorsque l’obligation d’obtenir une autorisation de résidence est entrée en vigueur. Ici aussi, les Etats bénéficient d’une grande marge d’appréciation. La Cour se doit de mettre en balance les intérêts de l’individu et l’intérêt général de la société dans son ensemble. La Cour compare son raisonnement à celui qu’elle applique en matière de protection de l’environnement et de libre choix du logement. La grande marge d’appréciation des Etats repose sur le fait qu’ils sont à l’évidence les mieux placés pour procéder à l’évaluation nécessaire.

Pour finir, la Cour indique que Madame Garib réside depuis 2010 dans un logement social à Flardingue. Elle n’a pas laissé entendre que son logement actuel ne répond pas à ses besoins ou est de quelque manière moins agréable ou moins pratique que celui dans lequel elle espérait emménager à Tarwewijk. De plus, Madame Garib n’a plus exprimé le souhait de revenir s’installer à Tarwewijk, alors que depuis 2011 elle remplit les conditions pour y obtenir une autorisation de résidence. Pour cette raison, la Cour estime que le refus n’a pas produit pour elles des conséquences représentant une épreuve tellement disproportionnée que son intérêt devait primer l’intérêt général.

Signification dans un contexte plus général

Tous les juges ne se rallient pas à la conclusion formulée par la majorité dans cette affaire. Trois opinions dissidentes sont jointes au texte de l’arrêt publié.

Opinion dissidente commune aux juges Tsotsoria et De Gaetano. Ils estiment que le refus d’une autorisation de résidence constitue dans le cas d’espèce une ingérence disproportionnée dans l’exercice du droit de choisir librement sa résidence. Selon eux, le législateur n’a pas tenu compte de la situation des personnes qui veulent simplement déménager en restant dans le même quartier, comme c’était le cas de la requérante. Refuser à la requérante l’autorisation qu’elle sollicitait est dans les faits revenu à la chasser de la zone en question, cas de figure qui n’a jamais été prévu par la législation générale ou les arrêtés municipaux. En outre, il est difficile de comprendre en quoi l’empêcher de choisir une résidence différente au sein du quartier de Tarwewijk était censé améliorer la situation sociale dans ce quartier. Mme Garib se conduit bien et ne constitue nullement une menace pour l’ordre public, elle habite déjà dans le quartier. Son changement de logement au sein du même quartier n’aurait modifié en rien la composition de la population de ce quartier.

Opinion dissidente du juge Pinto De Albuquerque, à laquelle se rallie le juge Vehabovic.
Dans un texte de 29 pages, il formule de sévères critiques sur la décision de la majorité. En premier lieu, il estime que le but poursuivi par les autorités néerlandaises ne saurait être considéré comme légitime dans la présente affaire. La loi en cause vise officiellement la réhabilitation de zones défavorisées (« dé-ghettoïsation). Mais le motif sous-jacent est l’expulsion des populations les plus défavorisées de ces quartiers. La politique de logement mise en place repose sur un amalgame entre pauvreté et criminalité. Le juge utilise même l’expression « pauvrophobie ». Faire prévaloir les objectifs généraux d’une politique au détriment de l’impact que celle-ci peut avoir sur un individu, comme l’a fait la majorité, repose sur une compréhension erronée de l’économie générale de la CEDH. Quand il s’agit de protéger les droits de l’homme, l’individu doit nécessairement être placé au cœur du raisonnement. Le rapport explicatif du Protocole n°4 confirme ce point de vue puisque ses rédacteurs ont fait le choix de ne pas permettre que le droit de choisir sa résidence soit restreint pour des considérations économiques.
Le juge constate aussi que le refus est disproportionné au regard des droits de Madame Garib. La mesure n’est pas nécessaire et elle n’a pas donné lieu à une mise en balance adéquate des intérêts en présence.
Contrairement à la majorité, le juge estime que la Cour a la possibilité de traiter l’affaire sous l’angle de l’article 14 de la CEDH (interdiction de discrimination). Un tel angle d’analyse aurait pu permettre à la Grande Chambre d’amorcer une évolution essentielle dans la jurisprudence européenne en incluant explicitement la pauvreté parmi les critères de discrimination interdits et de reconnaître le traitement discriminatoire subi par la requérante. Elle aurait aussi permis de traiter l’interdépendance mutuelle des formes de discrimination directes et indirectes.
La loi en cause vise dans les faits une catégorie spécifique, défavorisée, à laquelle elle impose un traitement défavorable par rapport à celui dont bénéficie la catégorie majoritaire. Les populations précaires se trouvant dans ce cas de figure supportent alors une double peine, puisqu’elles cumulent les difficultés liées à la pauvreté avec une stigmatisation sociale constante. Le lien systématiquement opéré par la loi entre troubles à l’ordre public et autres incivilités, d’une part, et pauvreté, d’autre part, n’a aucun sens et n’est corroboré par aucune preuve statistique. Une telle conception contribue à la perpétuation de stéréotypes dramatiques pour ces populations, alors que celles-ci ont au contraire besoin d’une assistance particulière pour s’extraire de leur condition.
Le juge considère l’affaire comme une occasion manquée. Il espère cependant qu’elle comptera et inspirera une solution différente pour l’avenir.

Opinion dissidente du juge Küris.
Le juge estime que la majorité ne tient pas suffisamment compte des intérêts de Madame Garib à titre individuel. En outre, la majorité accorde trop d’importance à la politique législative générale alors qu’elle devrait examiner comment la loi est concrètement appliquée. Ce qui est encore plus frappant dans cette affaire, c’est que la majorité n’accorde pas l’attention qu’elle mérite à une circonstance factuelle très importante : le nouveau logement non seulement est situé dans le quartier de Tarwewijk mais se trouve même à deux pas de celui que Madame Garib doit quitter. Le refus est donc disproportionné eu égard aux circonstances propres à la situation de Madame Garib. De plus, ce refus n’est pas nécessaire et pas justifié du point de vue de la législation en cause. Selon le juge Küris, le raisonnement tenu dans cet arrêt défie la logique et la démarche sur laquelle il s’appuie manque de respect pour la liberté individuelle.

Texte intégral de la décision

Références
Cette décision a fait l’objet d’un commentaire:
Strasbourgobservers (ENG)
ATD Vierde Wereld (FR)

Mots clés

L’article 2 du Protocole n°4 de la CEDH (droit de choisir librement sa résidence) ; Discrimination fondée sur les revenus ; Sources de revenus ; Art. 14 CEDH (interdiction de discrimination)