Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale

Faits

En 2016, plusieurs modifications concernant l’aide juridique de deuxième ligne sont apportées au Code judiciaire. Le législateur déclare vouloir préserver la philosophie du système de l’aide juridique gratuite, notamment l’accès pour tous à la justice, tout en répondant à un nombre important de demandes d’aide juridique en Belgique. Le législateur souhaite réformer et moderniser le système de l’aide juridique de deuxième ligne afin de garantir durablement cette aide à ceux qui y ont droit. Ainsi, il vise à rechercher un équilibre entre l’accès des justiciables à la justice et une rémunération plus équitable des avocats pour les prestations réellement fournies.

Pour atteindre cet objectif, le législateur prévoit plusieurs mesures. Il s’agit entre autres :

 

Plusieurs associations et quelques citoyens décident d’introduire un recours à la Cour Constitutionnelle contre cette réforme. Ils demandent l’annulation complète ou partielle de la loi qui introduit ces modifications. Un des requérants est un particulier qui indique qu’il a perdu son droit à l’aide juridique à cause de la modification. Viennent ensuite différentes associations qui défendent les intérêts des personnes en situation de pauvreté. Elles estiment que l’accès à la justice est rendu plus difficile pour ces personnes. Il y a également deux syndicats d’avocats qui défendent l’intérêt d’une bonne administration de la justice, des justiciables et des avocats. Un autre requérant est un avocat qui pratique abondamment l’aide juridique de deuxième ligne. Il estime que la réforme introduit une grande incertitude quant aux rémunérations qu’il percevra pour les prestations effectuées. Il ajoute qu’elle mènerait à une réduction de ses revenus qui lui rendrait très difficile d’effectuer correctement sa mission. Quelques parties intervenantes s’ajoutent enfin à la cause, dont l’asbl Liga voor Mensenrechten, l’asbl Atelier des Droits sociaux et trois CPAS. La Ligue estime que la réforme porte atteinte à son objet social. Les CPAS exposent à leur tour qu’ils ont un intérêt à intervenir dans la procédure car ils ont pour mission de défendre les intérêts de catégories de personnes exclues ou précarisées.

 

Décision

La Cour annule les dispositions qui établissent que le bénéficiaire de l’aide juridique de deuxième ligne doit payer des contributions forfaitaires.

 

Dans le but d’éviter des difficultés liées au remboursement des montants qui ont déjà été récoltés, la Cour décide de maintenir les conséquences de la disposition annulée pour les affaires dans lesquelles l’avocat a rendu son rapport avant le 31 août 2018.

 

Motivation

La Cour rassemble les moyens en plusieurs catégories. Dans ce résumé, commenter tous les moyens de l’affaire nous mènerait trop loin. Seuls les moyens qui ont un rapport direct avec les situations de pauvreté sont commentés de manière approfondie. Il s’agit des moyens relatifs aux nouvelles contributions forfaitaires qui doivent être payées, ainsi qu’à la vérification des moyens d’existence du demandeur.

 

La notion de “moyens d’existence”
Depuis les modifications de la loi, l’accès à l’aide juridique de deuxième ligne et à l’assistance judiciaire dépend de la preuve que le demandeur ne dispose pas de ‘moyens d’existence’ suffisants. Auparavant, il s’agissait uniquement des ‘ressources’.

 

Selon le législateur, le système précédent de vérification des ressources ne tenait pas assez compte de certains moyens d’existence. Le législateur pensait notamment aux revenus de biens immobiliers, de biens mobiliers ou de l’épargne. En tenant compte de tous les moyens d’existence, il compte assurer l’aide juridique à ceux qui en ont besoin et à la refuser à ceux qui ont accès à la justice par la voie traditionnelle.

 

Les parties requérantes dénoncent un recul significatif de la protection du droit à l’aide juridique et à l’assistance judiciaire. Ce recul consisterait en une violation du principe de standstill qui découle de l’article 23 de la Constitution. La Cour estime que l’objectif de garantir la durabilité du système de l’aide juridique est légitime, étant donné les limitations budgétaires des pouvoirs publics. Par conséquent, il peut être considéré d’intérêt général. La Cour ne voit pas de problème dans le changement de terminologie, à partir du moment où l’accès à l’aide juridique et à l’assistance judiciaire continue à être garanti. La notion de ‘moyens d’existence’ doit être précisée par le Roi pour que seuls les revenus et les éléments du patrimoine du justiciable qui lui permettent effectivement de s’acquitter les frais de justice et les honoraires d’avocats soient pris en considération. Les parties des revenus et du patrimoine qui permettent au justiciable et à sa famille de subsister, mais qui ne lui sont d’aucun secours lorsqu’il s’agit de faire face aux dépenses non prévues et exceptionnelles, doivent être exclues de cette notion.

 

Les dispositions attaquées ne portent pas en elles-mêmes atteinte à l’obligation de standstill.

 

C’est également dans ce contexte que la Cour ne voit pas d’inconvénient à, entre autres, l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée. Vis-à-vis d’une personne qui fait appel au système de l’aide juridique de deuxième ligne, cette ingérence est inévitable et justifiée par l’objectif poursuivi. Cette justification vaut d’ailleurs autant pour une ingérence réalisée par un bureau d’aide juridique que par un avocat.

 

Les contributions dues par le justiciable
La modification de loi fait en sorte que deux contributions forfaitaires doivent être payées avant d’avoir droit à une aide juridique de deuxième ligne totalement ou partiellement gratuite. La première contribution est due au moment de la désignation de l’avocat. La deuxième est due par instance et pour chaque procédure judiciaire. Ces contributions sont dues aussi bien par le justiciable qui est demandeur que par celui qui est défendeur.

 

L’objectif du législateur est de responsabiliser le justiciable dans le choix de mener une procédure judiciaire. Selon le législateur, ce choix est parfois irréfléchi lorsque les montants en jeu sont clairement inférieurs aux coûts réels de la procédure qui sont à charge de la société, ou parce que les chances d’aboutir de la procédure sont inexistantes. Le choix de faire appel à la justice sera ainsi plus justifié et réfléchi étant donné les conséquences financières de ce choix. Ceci a pour but d’éviter les procédures inutiles. Le législateur souhaite également encourager le recours aux modes alternatifs de résolution des conflits. Enfin, le législateur souhaite instaurer une solidarité entre tous les justiciables, qu’ils soient demandeurs ou défendeurs.

 

Les parties requérantes dénoncent une violation du droit à un procès équitable, une violation de l’obligation de standstill qui découle de l’article 23 de la Constitution, ainsi qu’une violation du principe d’égalité et de non-discrimination.

 

Standstill
La Cour examine en premier lieu l’obligation de standstill. Par le passé, les bénéficiaires de l’aide juridique totalement gratuite ne devaient pas payer de contribution financière pour leur avocat. En réalité, les bénéficiaires de l’aide juridique partiellement gratuite ne devaient pas verser d’autre contribution financière que celle qui était calculée sur la base de leurs revenus. Les nouvelles dispositions représentent donc un recul dans la protection du droit à l’aide juridique pour les personnes qui, en raison de leur situation financière, y ont droit.

 

La Cour observe que les contributions financières ne sont pas si ‘modestes’ ou ‘symboliques’ que le législateur le prétend. Ce montant peut aller jusqu’à 50 euros par contribution et être multiplié au-delà de cette somme en fonction du nombre de procédures démarrées. Ce montant peut par conséquent être considéré comme important pour les justiciables relevant de l’aide juridique qui, par hypothèse, n’ont que peu de moyens d’existence.

 

La Cour considère qu’il est contradictoire, s’agissant d’une aide destinée aux personnes qui disposent de moyens insuffisants, de mettre à charge de ces mêmes personnes une contribution financière dans le but de les faire participer au financement de cette aide. L’objectif de faire participer le bénéficiaire lui-même ne constitue pas un motif d’intérêt général pouvant justifier à lui seul le recul significatif dans la protection du droit à l’aide juridique.

 

Un autre objectif était de promouvoir les procédures non-judiciaires et d’éviter l’engagement de procédures inutiles. Pour que cet objectif soit considéré comme légitime et susceptible de justifier le recul significatif, certains éléments doivent être démontrés. Tout d’abord, il faut démontrer un recours abusif ou anormalement élevé aux procédures judiciaires par les justiciables. A cet égard, certains intervenants ont relevé lors des discussions menant à l’adoption du projet de loi que celui-ci était fondé sur « la croyance erronée d’une surconsommation injustifiée de l’aide juridique ». En outre, l’aide juridique de première ligne est conçue pour assurer un rôle de premier filtre, qui n’oriente vers l’aide juridique de deuxième ligne que les justiciables qui en ont besoin. D’autre part, le bureau d’aide juridique a le droit de rejeter les demandes manifestement irrecevables ou non fondées. Enfin, il revient à l’avocat consulté de déconseiller d’introduire des procédures judiciaires inutiles. Ainsi, l’objectif du législateur peut être atteint par des mesures qui sont moins néfastes pour les droits des justiciables.

 

L’obligation de payer des contributions financières forfaitaires à l’avocat constitue un recul significatif dans la protection du droit à l’aide juridique. Ce recul n’est pas justifié par un motif d’intérêt général et est dès lors contraire à l’obligation de standstill contenue dans l’article 23 de la Constitution.

 

Signification dans un contexte plus général

L’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 21 juin 2018 est une victoire importante pour la trentaine d’associations qui avaient déposé un recours contre la réforme de l’aide juridique entrée en vigueur en septembre 2016. Le ticket modérateur institué par la réforme est contraire à la Constitution. Malgré l’avancée importante réalisée par cet arrêt, le droit d’accès à la justice reste une illusion pour de nombreuses personnes. Les associations requérantes et les organisations qui font partie de la Plateforme Justice Pour Tous* rencontrent quotidiennement ces personnes : les personnes qui ne trouvent pas à temps les documents nécessaires pour prouver qu’elles ont droit à un avocat pro deo, les personnes qui, en raison de la disponibilité limitée de conseils juridiques de première ligne accessibles, ne savent pas qu’elles ont droit à un avocat pro deo, etc. Pour toutes ces personnes, les membres de la Plateforme Justice Pour Tous continuent de revendiquer une réforme en profondeur de l’aide juridique de première et de deuxième ligne et un droit effectif d’accès à la justice pour tous. En pratique, une des conséquences persistantes de la réforme est le désengagement des avocats pro deo vu la complexité bureaucratique des désignations.

 

Texte intégral de la décision

 

Références

*Communiqué de presse du 25 juin de la Plateforme Justice Pour Tous.

 

Mots clés

Accès à la justice ; Aide juridique ; Frais de justice ; Standstill.